Récollection du MCR30 du 17 mars 2022 : intervention l’après-midi du Père Philippe Abadie (texte lu par son frère, secrétaire du MCR30)
rencontre
La Récollection reprend à 14 heures. Normalement, l’après-midi aurait dû être animé par le Père Chapus ; En l’absence de ce dernier, Mme Salamagne a demandé à M. Abadie, secrétaire du MCR30 d’animer à sa place. M. Abadie a choisi de reprendre un sujet qui aurait dû être traité lors de la Récollection de 2021, annulée à cause de la crise du Covid. Le travail présenté cet après-midi a été réalisé par le Père Philippe Abadie, bibliste spécialiste de l’Ancien Testament et professeur honoraire de l’Université catholique de Lyon. Ce travail, qui porte sur un passage du 2e livre des Rois, rappelle la guérison de Naamân le lépreux. Le thème général de l’intervention du Père Abadie s’intitule : Guérison et salut, une lecture de 2 R 5.
- Jean-Marc Abadie commence la projection du Powerpoint envoyé par la Père Abadie et la lecture des notes fournies par ce dernier. Le récit de 2 R 5 rapporte donc la guérison et le salut d’un homme, étranger à Israël, et qui plus est, d’un adversaire puisque araméen. Dans son introduction, le Père Abadie souligne que ce fait est d’autant plus singulier que ce passage appartient à un ensemble apparenté à l’idéologie deutéronomiste qui ne brille guère par son ouverture à ce qui est étranger à Israël. Il, ajoute qu’à l’inverse, le Deutéronome définit Israël en termes d’élection et de salut, et assortit sa fidélité d’une promesse d’absence de maladies réservées aux seuls impies. Se pose dès lors une question : est-ce comme païen que Naamân est frappé de lèpre ? S’agit-il au contraire d’un texte transgressif ?
L’intervention du Père Abadie est en deux temps. Dans le premier, il s’attache à présenter la conception biblique classique sur la maladie en partant d’un épisode-clé, les signes envoyés par Dieu à l’Egypte dans le livre de l’Exode (Ex 7, 8 à 12, 30). A travers toute une série de signes et fléaux, la maladie est clairement montré comme le signe d’un endurcissement du cœur de Pharaon et fait corps avec l’ébranlement cosmique qui déstructure l’équilibre même de la création. L’altération des corps par la maladie rejoint la déstructuration du cosmos au service d’une proclamation de la souveraineté divine face au refus de Pharaon de laisser partir Israël dans le désert afin que celui-ci lui offre un sacrifice. Un autre texte, présenté par le Père Abadie est encore plus intéressant puisqu’il s’agit précisément de lèpre : le châtiment infligé à Myriam en Nb 12. On en retiendra essentiellement deux traits parce qu’il s’intègre bien dans ce que l’on dira en 2R 5. De ce texte, il retient en particulier deux aspects, en premier l’étroite liaison établie entre la faute de Myriam et son châtiment qui est la lèpre (v. 10). La critique formulée par Myriam est perçue comme la remise en cause du projet de Dieu sur Israël et dont la réalisation est confiée à Moïse, d’où le châtiment qui lui est infligé. Le second trait à retenir est le rôle prophétique tenu par Moïse dans l’acte de guérison qui nous renvoie alors à la médiation d’Elisée en 2 R 5. Etablissant un parallèle entre Nb 12 et le chapitre qui précède (Nb 11) dans lequel Dieu s’enflamme contre Ie peuple d’Israël qui s’insurge contre lui, le Père Abadie montre que ces deux séquences narratives suivent le même schéma : faute /sanction/ intercession/guérison. Qu’en déduire de la théologie sous-jacente à une telle conception ? Le Père Abadie propose de lire ces récits à travers la législation deutéronomique qui, au terme d’un code de lois englobant tous les domaines de la vie cultuelle, sociale et politique (Dt 12-26) énonce en final toute une série de bénédictions et malédictions (Dt28). Ce sont ces malédictions qu’il propose de retenir puisque la maladie y apparait comme sanction de l’infidélité à Dieu et à ses lois, aux côtés de multiples autres sanctions touchant, par exemple le sol et le bétail (v. 16-19) ou la défaite militaire (v. 25). Dt 28 établit sous forme de liste tout un catalogue des souffrances infligés aux infidèles !
Dans son exposé, le Père Abadie cite souvent un livre d’Artus, intitulé Guérir dans l’Ancien Testament. Il donne ainsi cette citation d’Artus qu’il trouve fort juste : « Ce qui est remarquable dans ce texte, comme dans les précédents que nous avons signalés, est le regroupement dans un même ensemble de sanctions touchant la santé de l’homme, et de châtiments faisant appel aux forces de la nature (absence de pluie, pluie de cendres : Dt 28, 24), ou troublant les activités de l’homme (agriculture, vie conjugale, conflits armés avec les ennemis, rapports sociaux avec les étrangers, etc. : Dt 28, 30-34. 38-44). Comme dans les textes précédents, la maladie n’est envisagée que comme conséquence d’un comportement, ici la désobéissance aux préceptes confiés par Dieu à son peuple »
Qu’en est-il alors du récit de Naamân le lépreux en 2R 5 : rentre-il dans le cadre sommairement esquissé jusqu’alors ? A-t-il au contraire un côté transgressif ?
Le Père Abadie va s’efforcer de répondre à ces questions en passant à la deuxième partie de son exposé, celle traitant justement du récit de la guérison de Naamân le lépreux. Ce récit, insiste-t-il, est l’un des rares épisodes de l’histoire d’Israël cités dans le Nouveau Testament. On le trouve dans Luc 4 au moment où Jésus inaugure sa prédication à Nazareth. Monsieur Abadie Jean-Marc, son porte-paroles, commence par lire le texte dans la traduction littérale établie par son frère. Ce texte a été remis à tous les participants de la Récollection. Une diapositive du PowerPoint présente ensuite la structure du texte : présentation de Naamân (verset. 1) ; mise en place à Aram d’une stratégie de guérison (v. 2-5) ; échec de la médiation du roi d’Israël quant à la guérison (v. 5-8) ; conversion et la guérison de Naamân (v. 14-19) ; convoitise et la sanction de Guéhazi (v. 20-27).
Le verset 1 est donc une introduction narrative. Il joue parfaitement sur le contraste entre ce que représente Naamân et son apparence physique. Naamân est introduit dans le récit par son statut social : c’est un homme puissant (un favori du roi) et un guerrier qui par son action, apparait même comme l’agent docile de la colère divine puisque qu’il a vaincu un Israël pécheur. Autant de valeurs positives attachées à Naamân, oui mais voilà, cet homme valeureux est lépreux : si sa présentation souligne sa dignité et sa valeur, il ne s’en trouve pas moins disqualifié par la maladie qui fait de lui un « impur ». Pourtant, à aucun moment, le texte ne lie cette maladie une sanction. Le Père Abadie souligne que nous nous trouvons là devant une énigme par rapport à la vision commune de l’historiographie deutéronomiste qui faisait de l’étranger païen un piège pour Israël.
La suite du texte (versets 2 à 5) met en place une stratégie de guérison. Elle intervient à travers un personnage totalement inattendu, une jeune servante israélite, une captive de guerre au service de la femme du général araméen. La jeune esclave (dont le texte ignore volontairement le nom) est une voix sans importance pour Aram, mais c’est une voix d’Israël, ce qui en fait tout le prix. Alors que tout aurait dû l’y pousser, elle n’éprouve aucune rancune envers Naamân, responsable pourtant de sa servitude. Alors que rien ne l’y forçait, c’est d’elle-même qu’elle se présente à sa maîtresse, porteuse d’une information qui, si elle est entendue et reçue, conduira Naamân à déclarer devant le roi d’Aram qu’en dépit de sa défaite militaire, Israël demeure le lieu du salut. C’est d’elle en effet que va sortir le salut, par ce qu’elle porte en elle : la terre d’Israël et la personne de son prophète ! Le Père Abadie montre bien le jeu subtile et complexe qui se met en place entre d’un côté, Naamân, son épouse (et bientôt, le roi d’Aram) et de l’autre, Israël (la jeune servante, le prophète qui réside à Samarie). Contre toute attente, Naamân reçoit comme juste la parole de la jeune esclave et se présente devant le roi d’Aram qui, à son tour, ne dément pas ce qui vient d’être dit et avalise le fait que la terre d’Israël soit le lieu du salut et de la guérison pour son général. N’y cherchons pas cependant une quelconque confession de foi du roi d’Aram : celui-ci renvoie Naamân vers la puissance royale du roi d’Israël et néglige totalement la médiation prophétique d’Elisée. Naamân s’exécute, emportant avec lui richesses et cadeaux et attend le salut du roi israélite lui-même.
Les versets suivants (v 5-8) font état de ce malentendu : face à la réaction instinctive du roi d’Israël (dont le texte tait à dessein le nom) affolé à la réception de la lettre du roi d’Aram (v. 7) répond celle d’Elisée (v. 8) qui ramène par-delà le quiproquo royal à la vérité de la parole de la jeune servante au v. 3 : « et il saura qu’il y a un prophète en Israël ». Cela ramène le lecteur à la réalité : le salut ne vient pas du roi mais du prophète d’Israël, affirmant au passage la spécificité d’Israël parmi les nations comme lieu du salut. L’illusion entretenue par la lettre dont Naamân était porteur (v. 6) est aussitôt levée (v.7) : le roi n’est pas le sujet compétent pour apporter le salut ; en dépit de sa puissance sur son peuple il n’est pas le maître de la vie et de la mort. Le détour opéré par le récit aux v. 6-8 n’a donc rien d’anecdotique. Ecartant le malentendu entretenu par l’échange de lettre entre rois il redéfinit l’identité d’Israël. Citant à nouveau le vivre d’Artus, le Père Abadie écrit : « Ce que peut apporter Israël à son environnement, aux nations qui l’entourent, ne provient pas de son organisation politique ou de son statut étatique, mais de sa spécificité religieuse ». Cette spécificité religieuse est représentée ici par la personne du prophète Elisée. Le Père Abadie en conclut : voilà qui éclaire singulièrement la lèpre dont Naamân est atteint, elle n’est pas liée à une sanction divine, elle sert le projet divin de dévoilement au même titre que la victoire acquise par Naamân (v. 2) et tout cela passe par un païen, un étranger à Israël ! Nous sommes bien loin de l’idéologie deutéronomiste (Dt 7 surtout) qui fait du monde des nations un piège pour Israël. En 2 R 5 c’est le prophète lui-même qui appelle le païen à devenir un « lieu de dévoilement ».
Les versets suivant nous amènent à la proposition de traitement par Elisée et la résistance de Naamân (v. 9-13). Si l’arrivée de Naamân chez Elisée (v. 9) semble donner raison à la jeune fille captive (v. 3) plus qu’au roi d’Aram (v. 5), rien n’est gagné pour autant. Naamân s’y présente avec certaine arrogance et mépris lorsque le serviteur d’Elisée lui demande d’aller se baigner sept fois dans le Jourdain (v. 11). Fureur de l’orgueilleux général araméen, habitué aux rituels de guérison complexes des prêtres-prophètes de Baal et qui compare l’insignifiant Jourdain à la puissance des fleuve de son pays (v. 12) ! Et pourtant, le temps de la conversion n’est pas loin, il va passer par les propres serviteurs de Naamân. Pour ce faire, Naamân doit d’abord quitter l’orgueil de sa naissance et de son rang, sa « supériorité sociale » ; il doit surtout se rendre docile dans l’écoute des serviteurs qui, mieux que les rois, relaient la voix des prophètes. Cet aspect est particulièrement souligné par le Père Abadie.
La véritable conversion arrive avec les versets 14 à 19. Naamân finit par s’exécuter, ce qui a pour corollaire sa guérison :« et sa chair fut comme la chair d’un petit garçon, et il fut purifié. » Le Père Abadie rapproche la description qui est faite de Naamân (un petit garçon) de l’image de celle qui a ouvert la porte à cette guérison (la « petite jeune fille » du v. 2). Il s’agit bien alors d’une renaissance et cette guérison va de pair avec une transformation de condition de Naamân. Naaman se désigne lui-même comme le serviteur d’Elisée (versets 15 et 18) et il proclame sa foi en le Dieu d’Israël. Il appartient dès lors à ces « justes d’entre les nations » qui, telles Rahab (Jos 2, 9-11) ou la reine de Saba (1 R 10, 8-9), ont confessé avant lui la souveraineté du Dieu d’Israël.
Même si elle est spectaculaire, ce n’est pas la guérison ne constitue le cœur de la transformation de Naamân, mais bien sa conversion qui lui fait adopter une tout autre attitude envers Israël. Il n’est plus le vainqueur qui a humilié le pays mais un croyant qui emporte avec lui une partie de ce pays sous la forme d’une confession de foi. Le Père Abadie souligne pourtant un problème : comment alors concilier en lui sa profession de foi profondément monothéiste (v. 15), lui faisant refuser tout culte envers des dieux autres que le Dieu à qui il doit salut et guérison (v. 17), et les charges liées à une fonction qui l’obligent à fréquenter le temple de Rimmôn, le dieu tutélaire du royaume d’Aram (v. 18) ? On entrevoit ici la tension entre son être intérieur (un zélateur du Dieu d’Israël) et son être d’apparence (un officiel de la cour d’Aram). Comme le souligne le Père Abadie, la conversion intérieure n’exclut pas le juste compromis et la réponse vient du prophète Elisée lui-même, comme il le dit au final de leur échange : « Va en paix ». Par cette simple parole Elisée invite à discerner la vérité de l’être sans évacuer pour autant la réalité sociale de Naamân et ses obligations envers son maître humain : au niveau des convenances sociales, il dépendra toujours du roi d’Aram mais sur le registre spirituel, il est désormais un juste serviteur du dieu hébreu, emportant avec lui une part de cette terre israélite liée à son salut. Pour le dire autrement, Naamân porte en lui l’image du parfait prosélyte, ce qui l’apparente une autre grande figure de l’Ancien Testament. Le Père Abadie rappelle dans le livre de la Genèse, le parcours hors norme de Joseph, serviteur du Dieu de ses pères et vivant sa foi en terre étrangère alors qu’il est le premier ministre de Pharaon. On se doute que ces obligation envers Pharaon ont sans doute dû m’amener à des compromis mais, pour autant, Joseph n’a jamais dénaturé sa foi monothéiste.
Le Père Abadie souligne que les derniers versets (v.20 à 27) nous ramènent à la conception classique sur la maladie puisqu’ils présentent la convoitise et la sanction de Guéhazi. La maladie qui va atteindre Guéhazi relève bien cette fois, souligne-t-il, d’une vraie sanction et ramène à l’esprit qui anime le châtiment de Myriam en Nb 12. Guéhazi est un Israélite, présenté comme le « serviteur d’Elisée, l’homme de Dieu ». Il se situe pourtant à l’opposé du général araméen : alors que Naaman évolue de progrès en progrès (révolte d’abord, guérison ensuite, conversion enfin), Guéhazi dérape davantage à chaque pas, commençant par critiquer l’attitude gratuite de son maître (v. 20), avant de tromper Naamân au risque de ternir l’image du prophète par un soupçon de vénalité (v. 22), pour enfin mentir directement enfin à Elisée (v. 25). Victime de sa propre cupidité et de l’envie d’en tirer un profit personnel, il passe à côté de la rencontre qui était de révéler au monde des nations en quoi Israël est porteur de salut par l’existence de ses prophètes. Aveuglé par sa nature perverse, Guéhazi n’a pas perçu la conversion de Naamân et n’a retenu de la guérison de ce dernier que ce qu’on aurait pu moyenner grassement. Or tout cela n’est qu’illusion, comme est dérisoire le mensonge par lequel Guéhazi croit échapper au regard du prophète, le propre des prophètes n’est-il pas le discernement des cœurs ? Aussi Elisée voit plus loin que le mensonge : non seulement il perce immédiatement les faux-semblants du serviteur discrédité, mais il annonce déjà les conséquences à venir : désormais Guéhazi, et toute sa descendance, ne dépouillera plus personne, et la sanction du mal s’attachera à sa chair en l’isolant à jamais du monde (v. 26-27). Pour avoir perverti sous une apparence charitable (l’accueil impromptu des deux fils de prophètes) la vérité de la foi, Guéhazi devient semblable au païen et hérite sa lèpre. Le Père Abadie en conclut que cette punition peut paraitre excessive mais qu’elle se comprend dans l’esprit d’un récit où, citant une foi de plus le livre d’Artus « la maladie apparaît liée à l’itinéraire de foi des personnages : sa disparition est le corollaire de la conversion de Naaman, comme son irruption dans la vie de Guéhazi est la conséquence de son infidélité ». Pour le dire autrement, le Père Abadie termine ainsi son intervention : « Par sa convoitise Guéhazi a compromis aux yeux du jeune converti (Naamân) la gratuité divine ; il en paie le prix ».
Fin de la Récollection à 15 heures 15.